Juraj Lipscher

2011-05-05
Présentation
Pendant près de dix ans, Juraj Lipscher, a répertorié en Suisse alémanique, les établissements  qui parlent du corps, de la naissance à la mort. L'homme y est partout et nulle part. Cette typologie de lieux - cliniques de chirurgie esthétique, maternités, salles d'autopsie, salles de culture physique, maisons closes, crematoriums,  abris civiles - photographiée de manière systématique, associée à une esthétique neutre, monochrome et au format carré – font de cette série une topographie remarquable du corps dans la société contemporaine.
Communiqué de presse
UNE HYGIÈNE DE L’ESPACE :

LES «LIEUX COMMUNS» DE JURAJ LIPSCHER

par Nathalie Herschdorfer 

 

« La seule manière de comprendre est d’être confronté aux choses si difficiles à comprendre. »

Frederick Sommer 

 

« Notre véritable étude est celle de la condition humaine »

 

Un lit médical, un appareil de soins, un paysage peint ; un tableau noir avec une liste de noms tracés, un calendrier journalier ; un appareil de musculation, une plante verte, un tabouret ; un couloir, des vêtements suspendus, un balai. Les photographies de Juraj Lipscher montrent des espaces intérieurs fonctionnels. Leurs titres indiquent non seulement le type du lieu – maternité, institut de beauté, crématorium, abri de défense civile – mais aussi leur localisation. Fasciné dans un premier temps par les objets représentés dans les images, le spectateur se trouve peu à peu troublé par les titres. Bien que ceux-ci forment un système de classement simple, ils perdent leur sens lorsqu’ils sont détachés des images et que celles-ci sont mélangées. Le spectateur qui ne prête plus attention au titre est amené à constater que les lieux montrés ont un grand nombre de caractéristiques communes. Ils sont, d’une certaine manière, tous un peu semblables. Les intérieurs semblent même interchangeables. Ainsi les photographies de Lipscher se répondent-elles dans une sorte de jeu infini d’échos.

 

Body Shops parle de l’homme, et ce, bien qu’on n’y voie rarement une présence humaine. Ce qu’on voit, ce sont des environnements où le corps est pris en charge. Cliniques de chirurgie esthétique, salles d’autopsie, salles de culture physique, les lieux photographiés par Lipscher nous conduisent dans des lieux où l’homme est partout et nulle part. Leurs équipements, leurs machines, leurs meubles trônent au centre d’espaces qui ressemblent à des décors de théâtre. Lipscher dévoile des établissements qui se consacrent à l’humain, des salles où le corps est appelé à subir des traitements adaptés à ses maux pour lui assurer un bien-être. Les maternités sont destinées à prodiguer les premiers soins de la vie, les instituts de beauté à nous réconforter, les salles de sport à nous muscler, les maisons closes à nous donner du plaisir, les cliniques de chirurgie esthétique à corriger nos imperfections, les abris civils à nous protéger, les salles d’autopsie à nous examiner, les crématoriums à nous réduire en cendres. Lipscher photographie ainsi un monde qui prend soin de l’humain, de sa naissance à sa mort. Body Shops – les magasins du corps – constitue une topographie du corps dans la société contemporaine.

 

L’esthétique neutre privilégiée par Lispcher correspond aux lieux qu’il observe. Ces espaces intérieurs, aménagés pour une fonction précise, sont dépourvus de toute personnalisation, à de rares exceptions près, comme cette salle où sont entreposés des cercueils et qui est décorée d’affiches représentant des paysages de montagnes. La démarche de Lipscher s’inscrit dans une tradition importante dans l’histoire de la photographie : le documentaire. La photographie documentaire est en effet une tradition plus qu’un genre. Dans les années vingt et trente, la Nouvelle Objectivité regroupe en Allemagne des photographes qui s’intéressent aux typologies de la nature, de l’architecture et de la société. Les champions de ce mouvement se nomment Albert Renger-Patzsch et August Sander. A la même époque aux Etats-Unis, Walker Evans ouvre la voie à ce qu’il nomme le « style documentaire » lorsqu’il entreprend l’archivage photographique de l’architecture victorienne. En 1967, le Museum of Modern Art de New York présente une exposition intitulée « New Documents ». Elle réunit les travaux de trois photographes, Diana Arbus, Lee Friedlander et Garry Winogrand, qui abordent la réalité de façon frontale. Dans les années 1970, une école se crée autour de Bernd et Hilla Becher à la Kunstakademie de Düsseldorf . Ces derniers prônent une démarche « documentariste ». En 1975, une autre exposition de photographie, « New Topographics : Photographs of Man-altered Landscape », tenue à la George Eastman House de Rochester, souligne la nécessité pour la photographie de rester neutre pour décrire le monde contemporain. Les « nouveaux topographes », Robert Adams, Lewis Baltz, Bernd et Hilla Becher, Frank Gohlke, parmi d’autres, révèlent des territoires dans une esthétique impersonnelle – comme s’il n’y avait « ni auteur, ni art ». Dès les années 1970, l’Américaine Lynne Cohen capture des intérieurs dépouillés de toute présence humaine. Les lieux qu’elle montre – laboratoires, salles de classe ou de banquet, bureaux, salles d’attente – ressemblent à d’étranges décors. Depuis quinze ans, l’engouement pour une esthétique « neutre », objective et impersonnelle témoigne de la prééminence du style documentaire dans la photographie.

 

Lipscher dit avoir été marqué par les travaux de Lewis, Baltz, Frank Gohlke et de John Gossage. En 1996, il photographie des sites industriels entre Zürich et Baden. Il réalise alors une série consacrée aux usines d’incinérations des déchets. Il s’intéresse aux fumées blanches, d’une apparence immaculée, qui s’échappent des incinérateurs. Fasciné par le feu qui nettoie et purifie – Lipscher est chimiste de formation, il poursuit son enquête photographique dans un autre lieu : le crématorium. Il passe de l’incinération des déchets à la crémation des corps. L’humain émerge dans son œuvre. C’est le point de départ de la série Body Shops. La propreté comme thème n’est pas abandonné. Au contraire, elle devient le fil conducteur de toute la série. Le travail se développe désormais autour des soins prodigués au corps dans des espaces high-tech, stériles. Dans la société contemporaine, le corps est un objet qui se construit et se déconstruit. En 1989, l’artiste américaine Barbara Kruger annonce dans l’une de ses œuvres : « Your body is a battleground ». Percevoir le corps comme un champ de bataille résume parfaitement la manière dont nous vivons notre enveloppe charnelle, objet des soins les plus sourcilleux, qui vont du coup de peigne et des exercices physiques jusqu’aux interventions de la chirurgie esthétique.

Le recours à la série permet à Lipscher de répertorier les établissements. Durant près de dix ans, le photographe traque de nouveaux lieux. Après les crématoriums (1998) et les maternités (2000), il pénètre dans les salles d’autopsie, les salles de culture physique et les instituts de beauté (2001). Il se rend ensuite dans les abris de protection civile (2002). Plus récemment, il photographie les cliniques de chirurgie esthétique et les maisons closes (2007). L’un de ses mérites est d’avoir réussi à pénétrer dans des endroits parfois inaccessibles. La suspicion s’installe lorsqu’il s’agit de photographier des territoires « cachés ». Lipscher doit entreprendre de nombreuses démarches pour avoir accès à ces établissements, les négociations étant dans certains cas ardues. On est intrigué par ces lieux. Il y a également des découvertes. Les crématoriums sont des lieux fermés au public et, de ce fait, ils restent assez mystérieux.

 

Quelque que soit leur destination, ces intérieurs expriment des valeurs communes à travers leur aménagement. On est frappé par la propreté et l’atmosphère clinique, aseptisée, non-humaine. « La salle d’opérations » pourrait être le titre commun à tous ces lieux. En explorant en profondeur des thèmes liés les uns aux autres, Lipscher met en lumière les éléments que ces endroits ont en commun : un espace ordonné et clinique qui baigne dans une lumière artificielle. L’approche est systématique : les espaces d’accueil, les couloirs, les salles proprement dit sont inspectés les uns après les autres. L’esthétique, qui se caractérise par le traitement monochrome des images et le format carré – Lipscher travaille en photographie analogique – contribue à accentuer l’aspect stérile des intérieurs. La vision du monde qui nous est offerte peut donner froid dans le dos mais chaque lieu est à la fois sociologiquement et esthétiquement intéressant. Body Shops n’est pas dénué d’humour lorsqu’il s’agit de montrer des lieux qui se veulent impersonnels mais qui deviennent, par certains éléments de décor, kitsch. Les maisons closes – également des intérieurs aseptisés – photographiées de jour sont montrées sans fard. Quant aux cliniques, elles dévoilent un univers où tous les éléments sont placés de façon stratégique afin de séduire et de rassurer les clients.

 

Toutes les photographies ont été prises en Suisse. Fasciné par le perfectionnisme qui règne dans ce pays, le photographe pose son regard sur sa culture d’accueil. Emigré de Tchécoslovaquie en 1968, établi à Zürich depuis vingt ans, il se sent à la fois proche et distant des Suisses qui se distinguent par leur souci de la perfection technique et qui considèrent l’hygiène comme une discipline nationale. Le système de protection civile – des abris antiatomiques sont implantés sur l’ensemble du territoire – est également une spécificité helvétique qui le frappe. La salle d’opération de l’abri de Zufikon, dans le canton d’Argovie, représente la quintessence de ces lieux fonctionnels, hygiéniques, impersonnels, prêts à être utilisés. Tous les sites photographiés par Lipscher présentent la même monotonie. L’esthétique de leur aménagement et de leur équipement répond certes aux exigences de la modernité technique, mais révèle des intérieurs d’une froideur troublante, totalement dénués d’affect, sans âme. Est-ce lié à une région particulière où les lieux publics brillent par leur propreté ? Body Shops révèle une Suisse qui administre ses salles de culture physique, ses maisons closes et ses crématoriums comme des laboratoires d’ingénieurs.

 

La simplicité et la précision de la vue nous portent à croire que le photographe ne prend pas de détours. Lipscher affronte la réalité. Les espaces existent réellement, il ne s’agit pas de décors fabriqués spécialement pour son objectif. Les photographies impliquent psychologiquement le spectateur. Passé la première interrogation – que sont ces lieux conçus par et pour l’homme? – on est invité à s’y projeter. En prenant le corps comme objet, Lipscher analyse son statut, sa place, sa fonction. Les sites qu’il a choisis de photographier soulèvent surtout des questionnements sur la condition humaine. La vie versus la mort ; la finitude versus la perfectibilité. Voué à la mort, l’homme désire y échapper. Durant sa vie, il cherche à protéger, perfectionner et satisfaire ce corps qui demeure fragile. C’est tout le paradoxe de l’humain qui veut surpasser son imperfection et sa mortalité. L’homme prend soin de l’homme à la naissance et l’ausculte lorsqu’il est mort, puis le brûle comme s’il s’agissait d’un acte de purification. Lipscher brouille les pistes et nous incite à interroger l’identité de ces lieux et à questionner leurs pratiques. Il dépeint un monde de haute technologie, où les machines gérées par l’homme ont l’homme pour matériau. Que penser de ce monde qui gomme les frontières entre le plaisir et la douleur, où les salles d’autopsie ne diffèrent pas tant des maternités, où les maisons closes ressemblent étrangement aux cliniques de chirurgie plastique, les abris de protection civile à des crématoriums ? L’un des aspects les plus fascinants de la photographie réside dans la faculté qu’elle possède de mélanger la vérité et la fiction, et de transformer des lieux communs en lieux insolites.

 

Préface de l'ouvrage Body Shops – Editions GwinZegal