Alexis Cordesse, Rwanda
C'est dans l'indifférence générale qu'eut lieu le génocide du Rwanda. Le 6 avril 1994, le président Juvénal Habyrimana est assassiné. Aussitôt, le pouvoir en place met en application son plan d’extermination visant à éliminer tous les opposants au régime et l’ensemble des Tutsis du Rwanda. En moins de 100 jours, militaires, miliciens et civils tuèrent entre 800 000 et un million de personnes. Puis le pouvoir génocidaire contraignit à l'exode vers les frontières 2,5 millions de Hutu dont une grande partie avait participé aux tueries. Ancien photoreporter, Alexis Cordesse se rend pour la première fois au Rwanda en 1996. Deux ans après le génocide, sur les collines, il interroge des survivants, enregistre les traces de l'absence et les séquelles du traumatisme. Confronté à l'inimaginable, il en tire la nécessité de repenser sa pratique en s'interrogeant sur la faillite du pouvoir des images à informer. Dès lors, il retourne régulièrement au Rwanda et consacre plusieurs travaux à l'évocation de ces événements. Son approche associe photographies, documents d’archives et témoignages. La démarche d'Alexis Cordesse résiste à la commodité d’un discours moralisateur sur le crime de masse, la souffrance de la victime, et sur l’inhumanité du bourreau. Elle interroge le pouvoir des images à dire uniquement par elles-mêmes la nature de ce qui s'est passé et invite le spectateur à penser le crime plutôt qu’à le contempler.
L'exposition présente trois ensembles réalisés au Rwanda, entre 1996 et 2013. Ces ensembles associent, selon des dispositifs spécifiques, images photographiques, archives sonores, et entretiens.
I. Itsembatsemba, Rwanda un génocide plus tard
Né de la collaboration entre Alexis Cordesse et le cinéaste Eyal Sivan, Itsembatsemba, Rwanda un génocide plus tard est un court métrage expérimental réalisé à partir de photographies en noir et blanc, d'enregistrements sonores et d'archives de la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), la célèbre « radio de la haine ».
Alexis se rend pour la première fois au Rwanda en 1996. Il photographie et réalise des prises de son lors de cérémonies de commémoration du génocide, à l'occasion des exhumations-inhumations des ossements des victimes, dans des sanctuaires, dans des asiles psychiatriques. Sur les collines, la vie reprend lentement. Il enregistre les traces de l'absence et les séquelles du traumatisme. Alors qu'en 1994 la déferlante d'images iconiques de la souffrance des réfugiés avait largement contribué à effacer le scandale du génocide sous la détresse de l'exode, le photographe se confronte à l'urgence de témoigner au présent du passé, de dire la spécificité du crime commis au Rwanda dans l'indifférence générale.
Utilisant les ressources narratives du montage cinématographique, ces images sont assemblées en séquences et montées avec des sons d'ambiance et des extraits sonores de la RTLM. Créée en 1993 par des extrémistes Hutu, cette radio était le plus populaire des « médias de la haine ». Alternant musique populaire et discours racistes, elle joua un rôle essentiel dans la dissémination de l’idéologie ethnique, puis dans la coordination et la motivation des tueries. Preuve à charge contre les auteurs du génocide, les mots de la radio viennent, dans ce film, contaminer et complexifier la représentation visuelle de l’horreur en rappelant la spécificité du crime commis contre les Tutsi du Rwanda. Fondé sur la nécessité d'envisager un nouvel espace de perception et de représentation, cet essai expérimental contribue à reformuler la question de « l'irreprésentable ».
« Itsembatsemba, Rwanda un génocide plus tard » a été réalisé en 1996, à l'occasion des 25 ans de l'organisation Médecins Sans Frontières ; il a été notamment présenté à la dOCUMENTA 11 de Kassel en 2002, sous la direction d’Okwui Enwezor, ainsi que dans de nombreux festivals.
En 1997, il a obtenu un Golden Gate Award au San Francisco International Film Festival ainsi que la mention spéciale au Festival international du film documentaire et courts-métrages de Bilbao.
II. L'aveu, 2004
Dix ans après le génocide, au sein des prisons, les procédures d'aveux se multiplient, encouragées par des remises de peine ou des libérations provisoires. Envoyé par le quotidien Libération, Alexis Cordesse se rend dans la province de Kibuyé, à l'ouest du pays où, entre avril et juin 1994, 59 050 Tutsi furent exterminés. Il interviewe et photographie des Rwandaises et des Rwandais qui ont avoué leur participation au génocide. Certains sont en liberté provisoire, d'autres sont encore en détention. La plupart sont en attente de procès.
L'ensemble présenté à la galerie réunit dix diptyques composés de portraits en couleur d'hommes et de femmes ayant participé au génocide, pris frontalement, et d'extraits d'aveux. Le photographe a travaillé à hauteur d'homme, dans un rapport de proximité. Refusant tout effet dramatique dans la mise en scène et le traitement de la lumière, il s'attache à révéler, à travers ce processus d'incarnation du mal à l’échelle de l’individu, l'ambiguïté et la complexité de ces personnages, sans les réduire au simple jugement moral. Par son caractère volontairement modeste, le dispositif contraste avec l’énormité du crime. La proximité qu'il impose avec les images et les témoignages conduit le visiteur à s'interroger sur la distance à laquelle regarder ces hommes et ces femmes.
Selon la justice rwandaise, 800.000 personnes ont été condamnées pour avoir directement pris part aux assassinats ou aux violences sexuelles durant le génocide, soit 10% environ de la population que comptait le pays en 1994.
Ce travail a fait l’objet, en 2004, d’un cahier spécial du quotidien Libération.
III. Absences, 2013
En 2013, Alexis Cordesse retourne au Rwanda pour y réaliser des photographies de nature où toute présence humaine est absente. Ces photographies nous mènent des collines vallonnées de la région de Kibuye, à la forêt primaire de Nyungwe, en passant par les plaines marécageuses du Bugesera. Les images dialoguent avec la peinture de paysage (des montagnes cotonneuses de Caspar David Friedrich aux jungles foisonnantes du Douanier Rousseau) tout en jouant, de façon assumée, avec les clichés colonialistes faisant du Rwanda un « Éden aux mille collines ». Suprême contrepoint aux horreurs du génocide, les paysages semblent avoir recouvré la quiétude qui les caractérisait naguère.
Pour autant, Absences se nourrit des images antérieures (celles d'Itsembatsemba et celles produites par les médias) pour faire émerger la conscience troublante que ces lieux à la beauté originelle ont, vingt ans plus tôt, hébergé l'horreur. Face à l'ambivalence révélée de ces paysages, il s'agit moins d'en admirer l'irrépressible beauté que d'en sonder les interstices, la trace invisible que l'histoire a déposés en eux. Ils sont des trompe-l'oeil, des pièges et non des refuges, des tombeaux à ciel ouvert où se dévoile une nature luxuriante, entêtée dans son travail de vie. Une nature en apparence autiste à l'histoire des hommes.
L'ensemble est complété par deux clichés des stèles du souvenir, à Ntarama et à Gishwati, où sont gravés les noms des victimes, ainsi que des témoignages de deux rescapés et d'une "Juste" hutu que le photographe a recueillis lors de son séjour. Portraits sans visage, réduits à la seule présence sonore, ces témoignages enregistrés seront disponibles à l'écoute sur le lieu de l'exposition. Ce dispositif ouvre un nouvel espace de perception où le spectateur devra engager son imagination, sa capacité à se représenter l’événement en mesurant l’écart qui oppose ces paysages muets aux récits de ce qui a été vécu, dans ses lieux, témoignages de la destruction qui en désignent les manques.
Nathan Réra
« (...) Mes parents habitaient tout près d’ici. Ils avaient eu 7 enfants. Tout le monde a été tué, je suis la seule survivante. Comme je suis restée seule, je n’ai pas eu la chance de terminer mes études. On vit avec les tueurs, car on n’a pas d’autre choix. Bien sûr, il est préférable de pardonner, mais uniquement à celui qui a demandé pardon après avoir avoué tout ce qu’il a fait et pourquoi il l’a fait. On peut alors pardonner, car le pardon est nécessaire dans la vie. Mais quand on a la malchance de revivre avec eux sans qu’ils aient révélé toute la vérité, qu’il existe encore quelque chose de caché, surtout quand il s’agit de savoir où se trouvent les corps des nôtres pour les enterrer, alors je dirais que c’est comme un chemin de croix, mais que l’on doit savoir endurer. On leur dit bonjour, certains répondent peut-être de bon cœur, d’autres font semblant que ça va. On essaye de vivre ensemble (...) »
Uwababyeyi Odette, cultivatrice