Robert Frank: American solitude
Robert Frank ayant été très rarement exposé en galerie sur le continent européen, et notamment en France, Les Douches La Galerie a l’immense privilège de montrer un ensemble de quinze photos qui ont appartenu à son tireur, Sid Kaplan, que nous avons la chance de représenter également. Cette exposition-événement a été conçue en partenariat avec la galerie Deborah Bell Photographs, à New York.
Vernissage le 26 janvier 2023 de 18h à 21h
En parallèle de cette exposition, découvrez en ligne notre focus sur Sid Kaplan.
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Sélection galeries : Robert Frank et Leon Levinstein aux Douches
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Robert Frank, American Solitude
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« Robert Frank, American Solitude » : une plongée en images dans les Etats-Unis des années 1950
Claude Soula, L'Obs, 3 Février 2023
Robert Frank et Sid Kaplan, c’est d’abord une longue histoire d’amitié et de respect mutuel. Une histoire qui a débuté en 1968, après que ce dernier a décidé de monter son propre laboratoire photographique. Les deux hommes s’étaient déjà croisés chez Compo, là où la plupart des photographes new-yorkais déposaient leurs négatifs et confiaient leurs tirages à ces hommes de l’ombre. Robert Frank, lui-même, s’était précédemment essayé à cet exercice mais il n’insista pas longtemps. On raconte que c’est le photographe Ralph Gibson qui l’introduisit auprès de Sid Kaplan, dans son quartier du Lower East Side. Et même si ce dernier n’a jamais été le tireur exclusif de Robert Frank, il a largement participé à la relecture de son œuvre, notamment à partir des années 80, dans les musées américains. Poussé par l’exigence notoire du Suisse, émigré à New York depuis 1947, Sid Kaplan se doit d’élever son niveau de technicité pour tenter de maîtriser un noir et blanc en déséquilibre permanent, ballotté entre la pellicule granuleuse et les cadrages à la volée de Robert Frank. Pour avoir lui-même pris en main un appareil photo, documentant notamment la vie de son quartier, Sid Kaplan savait trop à quel point la publication des Américains en 1958, en France, puis en 1959, aux Etats-Unis, avait changé la donne. Il y aurait un avant et un après dans l’histoire de ce médium. Ce n’est donc pas par hasard que l’on retrouve dans cet ensemble de tirages présentées pour la première fois à Les Douches La Galerie, neuf photographies issues de cette série immortalisée entre 1954 et 1956 grâce à la bourse que Robert Frank a obtenue auprès de la Fondation Guggenheim. Six d’entre elles (1) sont parues dans l’ouvrage édité d’abord par Robert Delpire et, un an plus tard par Grove Press, à New York, les trois autres n’ayant pas été retenues. Parmi les six, figurent notamment deux images devenues iconiques : Charleston, South Carolina, 1955 et Los Angeles 1955-1956. Sur la première, une femme noire tient dans ses bras un bébé blanc, image symbolique d’une époque où la ségrégation raciale fait rage, notamment dans le sud des Etats-Unis. Dans la seconde, un homme marche seul dans la rue, comme poussé par une flèche au-dessus de lui qu’il ne peut pas voir, émanation parfaite d’une solitude urbaine infligée à bon nombre de ses contemporains dans les grandes villes américaines. «Avec ce petit appareil photo qu’il lève et enclenche d’une seule main, il parvient à aspirer le poème triste de l’Amérique sur sa pellicule, s’élevant ainsi parmi les poètes tragiques du monde.», souligne Jack Kerouac dans sa préface.
Une troisième photo se dégage de ce sous-ensemble des Américains, présenté ici-même. Il s’agit de U.S. 91, leaving Blackfoot, Idaho, 1956. Embarqué dans une voiture, au plus près de deux hommes latino-américains, dont l’un conduit, Robert Frank nous invite à son propre voyage, un long vagabondage fait justement de compagnonnages hétéroclites. Prendre la route, c’est aussi se confronter à tous ces visages d’anonymes insouciants, à toutes ces vies qui peuvent rapidement partir à la dérive.
Celle de Robert Frank n’aura pas été, non plus, un long fleuve tranquille. Coups de blues et coups durs vont se succéder à partir des années 70. Ses films et ses expérimentations photographiques, dans une tout autre esthétique documentaire, comportent une large part autobiographique. Divorcée en 1969 de Mary Lockspeiser, il se réfugie de plus en plus à Mabou, en Nouvelle-Ecosse (Canada), dans une ancienne maison de pêcheur, entouré cette fois de l’artiste June Leaf, qui deviendra sa seconde épouse. La mort accidentelle en avion de sa fille Andrea, à l’âge de 20 ans, et celle de son fils, Pablo, diagnostiqué schizophrène, qui se suicidera vingt ans plus tard, à l’âge de 43 ans, le plonge dans une mélancolie dont il ne départira jamais. L’une comme l’autre apparaissent parfois tels des fantômes dans des films (Conversations in Vermont, True Story…), mais aussi dans des photomontages, comme celui présenté ici-même, St. Patrick’s New York City / Brattleboro, Vermont, 1978-79, où l’on aperçoit dans la photo du haut, Pablo et sa longue chevelure noire. Cette noirceur, justement, elle imprègne aussi ses polaroids, scarifiés par des mots ou par des stries pour mieux visualiser les maux, et autres snapshots qui illustreront ses tout derniers ouvrages, célèbrant à la fois la vie, ses amis, et la mort aussi qui a fini par rattraper Robert Frank, en septembre 2019. Cette exposition est donc une forme d’hommage, en cette année 2023 où l’on célèbre les soixante-cinq ans de la première publication de son livre, Les Américains.
Philippe Séclier
(1) Newburgh, New York, 1955
Charleston, South Carolina, 1955
Rodeo – Detroit, 1955
U.S. 91, leaving Blackfoot, Idaho, 1956
Los Angeles, 1955-56
Belle Isle, Detroit, 1955