Leon Levinstein: La chorégraphie des corps
Les Douches la Galerie a le plaisir de présenter sa première exposition personnelle dédiée à l’œuvre de Leon Levinstein. Composée d’une trentaine de photographies prises sur près de trente ans, des années 1950 aux années 1980, l’exposition est une promenade dans la ville, au plus près des corps qui s’y déploient. Elle a été conçue en partenariat avec la galerie Howard Greenberg à New York.
Vernissage le 26 janvier 2023 de 18h à 21h
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Leon Levinstein : un autre regard sur la Street Photography new-yorkaise
Eléonore Bully-Garilli, Phototrend, 16 Mars 2023 -
Double exposition Leon Levinstein et Robert Frank aux Douches
Carine Dolek, Réponses Photo, 7 Mars 2023 -
Sélection galeries : Robert Frank et Leon Levinstein aux Douches
Claire Guillot, Le Monde, 4 Mars 2023 -
Leon Levinstein : New York par le prisme du corps
Costanza Spina, Fisheye Magazine, 1 Mars 2023
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Leon Levinstein et le corps des autres
Frédérique Chapuis, Télérama Sortir, 1 Mars 2023 -
Leon Levinstein - La chorégraphie des corps
Frédérique Chapuis, Télérama Sortir, 31 Janvier 2023
Le poids de l’humanité
Dans les années 60, si on traînait à Times Square ou dans les quartiers populaires du Lower East Side, de Coney Island, de Harlem, il n’était pas rare de croiser la haute silhouette dégingandée, très osseuse et pas très avenante d’un fils d’émigrés lithuaniens. Issu de la seule famille juive de leur petite ville de Virginie Occidentale, il gagnait sa vie comme graphiste à New York, dans l’obscure Colby Advertising Agency.
Comme Vivian Maier, Leon Levinstein (1910-1988) passe sa vie à photographier dans la rue. Comme elle, il se tient à l’écart des milieux de l’art, de la photographie, des galeries, des musées ; il ne rêve pas de fabriquer un livre ; on ne lui passe pas commande ; il ne bénéficie pas de parutions dans les revues ; il ne reçoit pas la reconnaissance qu’il mérite et qu’il ne recherche pas, considérant que cette passion pour la photographie relève de sa vie privée.
Contrairement à Vivian Maier, pourtant, il a installé, dans son appartement délabré, sous un tuyau d’eau, un agrandisseur et des bacs de développement, comme un semblant de chambre noire. Il a donc développé ses tirages. A la fin de sa vie, il a même su que sa photographie est appréciée au point d’être collectionnée par Edward Steichen, directeur du département photographique du MoMA (Musée d’Art Moderne de New York) qui a inclus certaines de ses images dans une exposition collective de 273 artistes qui fait date, Family of Man en 1955 ; il a failli exposer dans la galerie Photograph de Ken Leyman ; il a même reçu une bourse de la Fondation Guggenheim !
Pas étonnant puisque s’intéressant à la photographie, il a, après s’être engagé en 1942 comme mécanicien réparateur d’hélices dans l’armée de l’air, opéré les meilleurs choix en suivant les cours de la Photo League et, au sein de cette institution de renom, l’atelier de Sid Grossman, professeur passionné et charismatique qui a la réputation de créer une atmosphère d’introspection, de psychothérapie de groupe. Il a aussi fréquenté l’atelier de design d’Alexey Brodovitch, directeur artistique de Harper’s Bazaar.
La Grande Dépression de 1929 a laissé de terribles séquelles. Elle a fait l’objet d’enquêtes, dans les campagnes, par les formidables reporters de la Farm Security Administration, dont Dorothea Lange, Walker Evans, Gordon Parks… Les photographes documentaires, grâce aux prises de vue instantanées rendues possibles par l’invention du 35 mm, amènent alors une plus-value sociale. Leur engagement dans la vie politique, économique est crucial. Leur témoignage parvient parfois à faire changer des lois.
Bien que fréquentant la bohème juive progressiste, Leon Levinstein, lui, ne nourrit pas cette ambition. Il est ce que Walter Benjamin nomme « un flâneur ». C’est dans la foule fréquentant les lieux publics des quartiers pauvres qu’il trouve inspiration et excitation. Grand, gros fumeur, solitaire - on ne lui connaissait aucune liaison -, la démarche traînante, longeant les murs, toujours aux marges, il contemple la vie plus qu’il n’y participe.
Il réalise le tour de force de se faufiler dans les cohues et d’y apparaître invisible, aucun consentement et participation à la prise de vue n’étant nécessaires. Avant de passer au Leica, il tourne sur le côté son réflexe à double visée, qui date de la guerre, de sorte que les individus photographiés n’en ont pas conscience.
Robert Capa (1913-1954) n’aurait pas eu besoin de dire à cet inventeur de la Street Photography : « Mets-toi plus près ! », Leon Levinstein va carrément au contact. Vagabonds, baigneurs, prostituées, rabbins, amoureux, vieillards, enfants remplissent le vide de sa vie. Il restitue ces personnages captés de près, de façon détaillée, proches de la taille réelle. Il nous les rend presque tactiles, avec une puissante densité des corps accentuée par le fait qu’il remplit l’image bord à bord en opérant des cadrages d’une brutalité incroyable. Comme Lisette Model (1901-1983), il utilise la lourdeur corporelle amplifiée par la brutalité des gros plans. Son truc à lui, finalement, c’est le poids des corps, mais aussi, inséparable, le poids de l’humanité. Même si à l’occasion, il s’autorise un focus grotesque lorsqu’il croise une bourgeoise décatie devenue caricature d’elle-même. Surgit alors, dans des plans rapprochés, l’étrangeté surréaliste de visages exagérés.
Comme chez William Klein (1926-2022), les premiers plans viennent littéralement se coller contre l’objectif, affichant le grain du film et un violent contraste lumineux. Du coup, on se sent au cœur de leur présence, on ressent le frisson de l’immersion un peu oppressante de la foule.
De ces inconnus, occupant tout l’espace du cadre, se dégage une tension très forte, l’énergie vitale et le modernisme fiévreux de l’après-guerre, on est précipité au centre du rythme physique, émotionnel du corps urbain. Sid Grossman ne disait-il pas : « La photo peut mettre en œuvre le pouvoir de conviction du réel afin de créer une vision personnelle qui raconte les ressorts humains les plus marquants, y compris ceux du photographe » ? C’est sa façon à lui d’explorer la condition humaine, de poser des questions sur le sort des pauvres, des vieux, sur une société conservatrice en train de devenir consumériste à un moment où, en Europe et surtout en France, se développe bientôt la photographie dite humaniste.
Leon Levinstein est persuadé, aussi, qu’émotions et états d’esprit se reflètent dans les attitudes corporelles. D’où l’importance accordée à la chorégraphie des corps, aux postures. Sa photographie est marquée par des cadrages radicaux qui tranchent les chairs, qui isolent certains gestes, qui vont jusqu’à couper les têtes. Il n’y a plus de place pour l’ancien réalisme photographique, pour le Fine art. Puissamment inédites, modernes, ses images, qui reflètent une liberté expressive et formelle révolutionnaire, opèrent une fracture esthétique. L’influence formelle des avant-gardes européennes cubistes et constructivistes se fait sentir. L’abstraction guette.
Tendre, cru, sensible, Leon Levinstein installe un rapport physique, charnel à ses modèles avec ses clichés graphiques, bruts, percutants. C’est ainsi qu’il s’inscrit, sans le savoir, dans la lignée prestigieuse de ceux dont les historiens de l’art disent, aujourd’hui qu’ils font partie de l’école de New York, parmi Diane Arbus, Weegee, Saul Leiter, Lisette Model…