Ernst Haas: The American West
A l’occasion de la parution de l’ouvrage The American West, Les Douches la Galerie a le plaisir de présenter sa quatrième exposition personnelle d’Ernst Haas. Prises entre 1952 et 1981, les trente- deux photographies présentées témoignent de ses explorations sensibles de l’Ouest américain et de la large palette technique qui caractérise son œuvre.
En été 1952, Ernst Haas, photographe austro-américain, partit en voyage au cœur de l’Ouest américain. Missionné par le magazine Life, il parcourut en stop les routes désertes du Nouveau-Mexique, en quête de ces paysages mythiques qui l’avaient fasciné dans son enfance. (...) Pour le magazine, ce périple déboucha sur un essai de trois doubles pages intitulé « Land of Enchantment: A Hitchhiker with a Camera Records New Mexico’s Many Moods » (Voyage au pays enchanté : les multiples visages du Nouveau-Mexique captés par un autostoppeur), avec des photographies qui n’étaient que les prémices d’une œuvre plus large sur l’Ouest américain. On y voyait de grandes étendues de ciel au-dessus d’une route jalonnée de poteaux télégraphiques s’évanouissant au loin dans la poussière, et sur une autre image, une femme indienne photographiée de près sur la gauche du cadre, un enfant et une deuxième femme portant un bébé, subtile composition triangulaire guidant le regard vers le pueblo à l’arrière-plan – thématiques annonciatrices de l’engouement d’Ernst Haas pour les mythes et les réalités de l’Ouest américain, une véritable passion qui ne le lâcherait plus durant les trente-quatre années à venir. En outre, d’après Inge Bondi, ce voyage lui permit également de développer une autre thématique qui allait marquer la suite de sa carrière professionnelle – comment appréhender le monde à travers la couleur : « En photographiant en noir et blanc le désert du Nouveau-Mexique, il ressentit un grand besoin de couleur. C’est ainsi qu’il entama le travail de sa vie sur les utilisations et la signification de la couleur en photographie. »
Ernst Haas était arrivé aux États-Unis en 1950 sur l’invitation de Robert Capa, qui l’avait nommé vice-président de Magnum Photos, la prestigieuse agence de photographie dont Haas était devenu membre un an auparavant. Sa décision d’entrer chez Magnum correspondait à une volonté de conserver une certaine indépendance par rapport au monde éditorial, de même qu’il avait, en 1949, refusé une offre d’embauche comme photographe salarié au magazine Life, en expliquant par écrit qu’« il y a deux sortes de photographes – ceux qui prennent des photos pour un magazine pour gagner de l’argent, et ceux qui gagnent à prendre des photos qui les motivent. [...] Ce que je veux, c’est rester libre, mener mes idées à bien. [...] Je ne pense pas qu’il existe beaucoup de rédacteurs en chef capables de me donner les missions que je me donne à moi-même. » (...)
Pour Haas, partir aux États-Unis, c’était ouvrir de nouvelles portes au niveau créatif, en plus des opportunités commerciales : « Avec du recul, je pense que mon passage à la couleur avait quelque chose de psychologique. Je me souviendrai toujours des années de guerre, ainsi que des cinq ans de privations qui ont suivi, comme des années en noir et blanc, je dirai même des années grises. C’était donc la fin de la grisaille. Comme au printemps, lorsque tout renaît, je voulais fêter grâce à la couleur cette période nouvelle, débordante d’espoir. » (...)
Ernst Haas avait une maîtrise parfaite des particularités de Kodachrome. Car la pellicule couleur ne pardonne pas, et l’exposition doit être parfaite au moment de la prise de vue – aucune retouche n’étant possible a posteriori. Dès le départ, Haas a su dominer les exigences de cet outil, comme le montrent ses archives chez Getty, avec d’innombrables rangées d’images à l’exposition parfaite. (...) Dans ses travaux sur les parois rocheuses et leurs infinies variations sur une même couleur, il a su jouer sur les subtils dégradés de tons, tout en préservant une impression de profondeur et de mouvement dans le cadre. (...)
Un des pionniers de la diapositive, Haas avait compris que sa compétence à utiliser la couleur à des fins esthétiques autant que symboliques était très recherchée : il sut en tirer parti pour obtenir des commandes qui lui permirent de continuer son exploration de la nature aux États-Unis. (...)
Il raconte par exemple : « Lorsqu’un tournage a lieu dans des confins reculés, il y a beaucoup d’attente entre les prises, et j’ai toujours profité de cette attente pour enrichir ma collection d’images de phénomènes naturels. » C’est en effet sur les tournages de films que Ernst Haas a produit ses plus belles photos, et particulièrement lors du tournage de Little Big Man avec Dustin Hoffman, où la reconstitution méticuleuse de la vie des Indiens d’Amérique lui permettait de transporter le spectateur au dix-neuvième siècle. (...) Grâce à Little Big Man, il a eu l’occasion d’approfondir ses liens avec les Indiens d’Amérique, auxquels il s’intéressait déjà depuis plusieurs années et qu’il avait amplement photographiés pour un dossier publié en 1970 dans le magazine Life, intitulé « America’s Indians, a Conquered People Wake Up » (« Les Indiens d’Amérique, un peuple conquis se réveille »). (...) De toute évidence, Haas ressentait un lien très fort avec leur philosophie et leur mode de vie : « Dans cette région de mesas et de maisons en adobe, j’ai dormi à la belle étoile avec les Indiens, j’ai regardé le monde de leur point de vue, j’ai eu des discussions philosophiques sous des tipis et ressenti une grande affinité. » Cependant, il était parfaitement conscient du sabotage, de la destruction et de la mise en péril de leur culture et de leur mode de vie par la dominance des Blancs dans l’Ouest. (...)
Malgré ses réserves sur la banalité de la publicité et son impact délétère sur le paysage, Ernst Haas entretenait indéniablement des liens ténus avec le monde commercial, comme le montre sa contribution à une des campagnes publicitaires les plus célèbres et les plus efficaces du monde. C’est en 1972 qu’il entama son travail pour le « Marlboro Man », et il le poursuivit régulièrement au fil des campagnes jusqu’à sa mort en 1986. (...) Le style de Haas se prêtait parfaitement à ces publicités, car il n’avait pas son pareil pour saisir le mouvement et l’énergie des cavaliers sur fond de paysages sauvages – ces grandes plaines et ces montagnes de l’Ouest qu’il connaissait si bien. (...)
Ernst Haas avait conscience de sa place dans la tradition photographique de l’Ouest américain : il fit en 1976 un pèlerinage à Big Sur et à Point Lobos sur les traces d’Edward Weston, affirmant avoir été « très inspiré par son travail », souhaitant « rendre hommage » à l’homme qui lui avait « appris à électriser une image immobile pour la faire bouger. » Ernst Haas a influencé à son tour une nouvelle génération de photographes intéressés par un usage de la couleur à la fois créatif et porteur de sens, qui ne se contente pas de l’attrait du chromatisme. (...)
Haas se considérait comme un poète muni d’un appareil photo, et son exploration approfondie de l’Ouest américain montre parfaitement sa volonté d’insuffler ses connaissances et sa sensibilité dans son œuvre en ayant recours à toutes les stratégies visuelles dont il disposait, et en cherchant des façons innovantes de dépeindre le monde à travers l’objectif de son appareil photo. Par la profusion de ses écrits et de ses interviews sur la nature du médium photographique, Ernst Haas s’est imposé en véritable penseur de la communication photographique. Dans sa philosophie, la signature visuelle caractéristique d’un photographe doit venir de l’intérieur. Il résume ainsi sa pensée : « Il n’y a pas de formule magique pour trouver son style, mais il y a une clé. Le style est un prolongement de la personnalité. C’est la synthèse de cet indéfinissable tout – le ressenti, la connaissance et le vécu. Considérez la couleur comme l’ensemble des liens qui se tissent à l’intérieur du cadre. N’analysez surtout pas trop vos résultats ! Ne tentez jamais de trouver votre propre secret dans celui que vous admirez. Inutile d’essayer d’attraper des bulles de savon : on les regarde flotter dans l’air, on se réjouit de leur existence changeante. Plus elles sont minces, plus leur palette de couleurs est riche. La couleur, c’est de la joie. Et la joie ne se pense pas. »
Paul Lowe
Extraits de l’introduction de l’ouvrage Ernst Haas : The American West, Prestel, 2O22