Frank Horvat, L'imprévisible
Dans les années cinquante et soixante – et bien après également – être photographe « de mode » signifiait obligatoirement travailler en studio en respectant nombre de codes qui permettaient de « bien montrer » le vêtement, par la répétition des poses et le cadrage de détails, entre autres. Frank Horvat, lui qui aimait capter l’animation de la rue parisienne, la mettre en forme, la résumer en un instant, fut le premier à faire sortir les mannequins dans la rue, à les intégrer à la vie courante, à s’amuser, finalement, du contraste entre le raffinement de certaines tenues de couturiers et de certaines robes de mariées avec les vêtements des travailleurs des Halles ou les habits des habitués d’un bistrot. S’il révolutionne l’approche de la mode, Frank Horvat le fait en restant fidèle à une perpétuelle curiosité bienveillante pour l’humain et à une façon de pratiquer la photographie avec prestance et élégance dans des instantanés libres et, finalement, joyeux. Soudain la mode n’est plus guindée, elle dialogue vraiment avec la vie.
Né en 1928 en Italie de parents médecins, juifs et originaires d’Europe Centrale, Frank Horvat vit successivement en Suisse, en Italie, au Pakistan, en Inde, en Angleterre et en France, où il s’installe à la fin des années 1950, tout en se rendant régulièrement aux États-Unis et en voyageant souvent en Europe, dans les Amériques et en Asie. Lui qui prit ses premières photographies en Italie dans une tonalité humaniste fut définitivement marqué par sa rencontre, à Paris, avec Henri Cartier-Bresson qui le convainquit d’adopter le Leica et de partir pour l’Inde.
A partir du milieu des années soixante, alors que la crise de la presse frappe – déjà – les photographes, il s’essaie, sans grand succès, à la vidéo, à l’illustration au cinéma. On voit bien là ce qui sera le fondement de tout son parcours : un questionnement de la nature de la photographie, des enjeux autour des images, de la nécessité de la recherche et d’une obligatoire prise de risques. C’est ainsi que le voyageur se passe à lui-même des commandes qui deviendront des livres de référence, qu’il explore sans cesse la couleur et ses possibles, qu’il est un des tout premiers à mettre à profit les possibilités offertes par le numérique pour illustrer Les métamorphoses d’Ovide ou inventer un étonnant Bestiaire. Dès les années quatre-vingt-dix, en précurseur là encore.
Au milieu des années quatre-vingt, affecté par une maladie occulaire, il se met à l’écriture et réalise des entretiens avec des photographes qu’il aime (dont Édouard Boubat, Robert Doisneau, Mario Giacomelli, Josef Koudelka, Don McCullin, Sarah Moon, Helmut Newton, Marc Riboud, Jeanloup Sieff et Joel-Peter Witkin). II préparait une nouvelle édition, enrichie de nouveaux dialogues de ce livre, « Entre vues ».
Rétif à toute étiquette, si ce n’est celle de photographe, il s’est, toute sa vie, passionné pour la nature, les limites, les possibles de la photographie. En témoigne sa collection personnelle, débutée il y a plus de 40 ans par échange avec ses pairs, et qui nous propose à travers près de 500 tirages, une sélection habile de ce qu’il considère comme les meilleures œuvres d’une large sélection de photographes renommés.
Sous le regard du plus Parisien des Italiens, on ne pense plus à la photographie « de mode ». On s’attache simplement à suivre le regard d’un photographe qui sait mettre à profit des formes inventées par d’autres, des corps dans l’espace, des contrastes de lumière pour composer des rectangles au rythme ample, harmonieux. Une photographie également derrière laquelle on sent le plaisir éprouvé par l’opérateur qui s’émerveille toujours des surprises que peut lui réserver l’outil qu’il s’est choisi et qu’il s’approprie bien loin des règles établies. Comme dans sa définition favorite : « Une bonne photo, c’est une photo que l’on ne peut pas refaire. Une photo doit être imprévisible et tout ce qu’il y a dedans doit être nécessaire ».
Christian Caujolle