Ray K. Metzker, Sculpteur de lumière
Pour sa troisième exposition personnelle de Ray K. Metzker, Les Douches la Galerie a rassemblé une nouvelle sélection de photographies représentatives de sa force d’expérimentation et de sa maîtrise du médium. De son travail de fin d’études en 1957-58 à l’institute of Design de Chicago à la série City Whispers au début des années 1980, l’exposition suit la figure de l’homme ordinaire au fil de ses différentes grandes séries.
Ray K. Metzker est un monstre sacré invisible de la photographie moderne. Il a reçu toutes les distinctions relatives à son domaine et il est présent dans les grands musées du monde entier. De prestigieuses rétrospectives et plusieurs monographies d’envergure lui ont assuré sa place dans l’histoire de la photographie. Malgré cela, on oublie de le compter parmi les « grands ». Il pourrait être qualifié d’artiste sous-estimé, dans le sens où son œuvre demeure parfois partiellement méconnue des artistes et des spécialistes de sa discipline. D’une certaine façon, cette connaissance partielle est caractéristique de notre période : dans un monde dominé par les petites phrases et une faible capacité de concentration, la richesse de toute réalisation artistique, aussi importante soit-elle, est souvent réduite à un condensé et à une poignée d’œuvres supposées essentielles. Cependant, la personnalité réservée de Metzker, ainsi que son attention scrupuleuse à la création de l’œuvre au détriment de sa promotion, ont fait obstacle à une potentielle « célébrité ».
Le fervent engagement de Metzker envers son art a largement suffi à asseoir sa réputation artistique. Tous les grands artistes ont leur phase d’accomplissement. Pour certains, il peut s’agir de quelques années de pure splendeur. Pour un petit nombre d’entre eux, cette énergie créatrice s’étale sur toute la durée de leur carrière, d’une décennie à l’autre. De par sa conscience professionnelle hors du commun, son audace expérimentale et son insatiable perfectionnisme, Metzker se classe au rang de cette élite de photographes dont le travail fut constant, toujours à la pointe, sur plus d’un demi-siècle. Ainsi, il a réalisé un des plus grands exploits de la photographie moderne – une œuvre d’une qualité, d’une profondeur et d’une inventivité extraordinaires. C’est l’œuvre d’une vie entière qui nous est donnée à recevoir, toujours aussi exigeante qu’exaltante. Le présent ouvrage propose de découvrir toute l’étendue de cet exploit, dans sa logique interne et son humanité fondamentale. (…)
Metzker a fait ses armes à l’Institute of Design, mais c’est plus tard qu’il s’est véritablement révélé, et ses réalisations s’échelonnent bien au-delà de l’histoire des émules de Callahan et de l’école de Chicago. L’Institute of Design encourageait chaque étudiant à trouver sa voie – à se forger un rapport personnel à la photographie, au monde et à lui-même. Si Metzker a été formé et libéré par cette approche pédagogique, c’est du fond de lui-même qu’est venu cet élan créatif incessant qui définit sa carrière. Ainsi, en plus de sa remarquable mise en pratique de l’esthétique classique de l’Institute of Design, Metzker a marqué toute l’histoire de la photographie moderne. Né en 1931, il a atteint sa maturité artistique dans les années 1950. Il était l’un des premiers d’une grande génération de photographes américains dont se dégage un certain nombre de points communs. Metzker est à la fois un cas d’étude à part et un parfait exemple des valeurs et des idées de cette génération. (…)
Les photographes de la génération de Metzker ont également en commun une attitude particulière envers la nature de l’image photographique et l’intégrité d’un tirage. Ce fut la première génération à proposer une réelle remise en question des notions traditionnelles, qui reposaient sur l’objectivité photographique. L’œuvre résolument subjective de Robert Frank (né en 1924), la complexité formelle de Lee Friedlander (né en 1934), ainsi que les montages surréalistes de Jerry N. Uelsmann (né en 1934) ont participé à revoir en profondeur les idées préconçues sur ce moyen d’expression. Ces artistes et leurs contemporains ont joué un rôle essentiel dans le changement des règles du jeu de la pratique créative, l’extirpant de l’ombre du reportage journalistique pour la hisser au rang de l’art contemporain, l’arrachant à la page imprimée pour lui donner une place sur les murs des musées. Le travail de Metzker – et particulièrement son exploration du montage photographique dans les années 1960 – a joué un rôle absolument crucial dans cette évolution.
La génération de Metzker est la dernière à avoir pratiqué uniquement la photographie argentique. Peu de personnalités de cette tranche d’âge sont véritablement passés à l’image numérique ou à l’impression à jet d’encre. Pour presque chacun d’entre eux, ils ont continué à travailler avec les outils qu’ils connaissaient le mieux, la pellicule et les tirages dans la traditionnelle chambre noire.
Et c’est surtout la photographie noir et blanc qui est au cœur de la pratique argentique de cette génération. Habitués à penser et à voir en monochrome, ces photographes chérissaient le noir et blanc comme étant supérieur d’un point de vue esthétique à la platitude « réaliste » de la couleur. La palette du noir et blanc n’était nullement considérée comme une limite ; bien au contraire, elle était choisie comme le moyen idéal pour interpréter, sublimer et clarifier. (…)
En définitive, la force de la photographie monochrome provenait de l’intégrité d’un bon tirage gélatino-argentique. La génération Metzker raffolait des subtilités de l’image noir et blanc et du savoir-faire exigé par la production de tirages généreux et bien articulés. La photographie monochrome repose sur une échelle élémentaire de valeurs tonales, du blanc au noir en passant par une succession de gris. D’un côté, un élève de primaire peut apprendre à développer une pellicule et réaliser un tirage. Mais d’un autre côté, cette syntaxe limitée s’apparente à la musique – elle recèle des possibilités presque infinies de subtilités et de modulations personnelles. Pour les photographes de la génération de Metzker, le tirage noir et blanc était à la fois une lingua franca visuelle et le résultat d’une grande discipline et d’une compétence fièrement acquise.
Concrètement, la réalisation d’une photographie faisait appel à une bonne connaissance du savoir-faire ainsi que du spectateur idéal. Destinés à créer une expérience visuelle précise et intime, les tirages de Metzker – et de bien d’autres de ses contemporains – étaient généralement réalisés dans des formats assez petits. Metzker aimait jouer sur des négatifs impeccablement nets et bien exposés, et il appuyait cette clarté de description en choisissant des agrandissements à petite échelle. En fait, chacune de ses images des années 1960 – qu’il s’agisse de 35mm, de 2 pouces 1/4, et même de négatifs 4x5 pouces – étaient tirés sur du papier de 8x10 pouces maximum. Cela donnait des tirages très vivants, denses et tout en détails. Metzker aimait cette dualité, en partie à cause de l’effet produit sur les spectateurs les plus avertis – ceux qui regardaient l’image à une distance « normale » mais se plaisaient à s’approcher pour savourer les subtilités de chaque détail, les informations discrètes contenues dans les zones de lumière et les zones d’ombre, le grain du tirage, ainsi que la luminosité et la texture de sa surface. Comme le photographe, le spectateur averti savait que ce type de tirage se voulait image incarnée – des images percutantes, mais aussi des objets façonnés de main de maître.
Metzker s’est juché au pinacle de cette grande tradition de la photographie monochrome moderniste. Sa fidélité à l’image argentique noir et blanc est inégalée – en plus de cinquante ans de création, il n’a jamais véritablement utilisé la couleur. Naturellement, il a depuis bien longtemps une connaissance intuitive de sa matière. Par exemple, il est intéressant de noter que Metzker n’a pas utilisé de photomètre depuis plus de vingt-cinq ans – son approche de la lumière et de la pellicule est si intime qu’il arrive à évaluer l’exposition idéale à l’œil nu. Cette profonde compréhension du processus se retrouve dans la constance, la précision et l’élégance de ses tirages – résultant, en partie, de sa capacité à faire vivre toute une échelle visuelle, de l’éclat du clair à l’émotion de l’obscur. Metzker travaille scrupuleusement à la fabrication de ces tirages, qui représentent la pleine réalisation de ses idées visuelles.
Nous sommes aujourd’hui dans l’interminable crépuscule de la grande période moderniste de la photographie. Les grandes réalisations artistiques de ce modèle argentique du vingtième siècle font déjà partie de l’histoire. D’autres procédés, ayant leur propre syntaxe et leur propre potentiel expressif, dominent la pratique contemporaine. Pourtant, inévitablement, ces nouvelles technologies prennent racine dans les créations de l’ère précédente, restant profondément marquées par son empreinte. Et c’est pour cela que Ray Metzker restera essentiel à notre approche collective de la photographie d’art. Mais tout en incarnant l’exemple de cette période argentique moderniste, Metzker la transcende. Son œuvre est le mariage parfait entre la personnalité et le procédé, l’image et l’idée, la conscience professionnelle et l’ouverture au changement. Beaucoup ont produit des photographies, mais très peu ont vécu une histoire visuelle aussi engagée, aussi constante, aussi originale. Ray Metzker est, véritablement, un modèle, un exemple pour tous, car il réinvente sans cesse sa perception du monde afin de mieux le connaître – et de mieux se connaître.
Keith F. Davis
The Photographs of Ray K. Metzker, Yale University Press, 2012
Extraits de l’introduction