Bogdan Konopka, Notes de lumière
Pour sa première exposition personnelle de Bogdan Konopka, Les Douches la Galerie présente une sélection de photographies témoignant à la fois de ses sujets de prédilection et de sa grande maîtrise du médium. Prises entre 1993 et 2017, ces images évoquent tant la force du végétal et le mouvement de l’eau que le passage du temps sur des lieux désertés. Réalisées à la chambre puis tirées par contact, ses photographies se dévoilent en petit format et dans une délicate gamme de gris. Depuis 2021, Les Douches la Galerie représente l’œuvre de Bogdan Konopka, dans la continuité et en plein accord avec la Galerie Françoise Paviot qui a défendu son travail durant plus de vingt ans.
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Bogdan Konopka, Polska, 02.06.2011
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Bogdan Konopka, Szczyrk , 02.06.2011
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Bogdan Konopka, Suisse, 03.10.1993
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Bogdan Konopka, Riau du Gros Mont, Suisse, 1993
Toutes les vies de Bogdan Konopka
Dans la ville de Wroclaw, en Pologne, où est né Bogdan Konopka (1953-2019), on n’échappe pas à l’Histoire. La cité, détruite à 70%, appartient d’abord au royaume de Pologne avant de faire partie du dûché de Silésie, puis de la Bohème. Elle est administrée par les Habsbourg avant d’être Prussienne et de redevenir polonaise.
Petit, Bogdan Konopka voit, par la fenêtre de son appartement, l’architecture nazie de l’ancien QG de la Gestapo devenu siège du Parti Communiste. En allant à l’école, il frôle les murs prussiens. Déjà, il ressent « la pesanteur de l’Histoire écrite par des alliances dont il est la victime et non le citoyen ».
Plus tard, il s’attristera de voir que son pays natal est « un incommensurable charnier, ses terres un immense tumulus que le sang et le corps des guerriers, des soldats et des victimes innocentes, ont fertilisés ».
Bogdan Konopka a vécu plusieurs vies : étudiant en photochimie, directeur du labo photo à l’école polytechnique, éclusier sur le canal de l’Oder, membre d’un mouvement conceptuel underground, il s’engage aussi auprès de Solidarnoc contre le communisme autoritaire polonais qu’il combat à coup de performances. Il parle de « purge pour digérer le réel » en désignant les tanks dans la rue, le couvre-feu, son arrestation et son internement dans l’armée.
En 1988, tombé amoureux de Jacqueline, il la suit en France où le couple s’installe, d’abord à Angers, puis à Paris qui l’accueille, à la Cité Internationale des Arts, en bord de Seine, enfin à Montmartre, avant de lui dédier un atelier d’artiste, à Montparnasse. Avant Françoise Morin, aux Douches la Galerie, son travail est représenté et défendu par Françoise Paviot durant vingt cinq ans.
Des petits tirages contact à savourer de près
Là, jamais très loin de son pays natal où il enseigne, expose et passe plusieurs mois par an, il cultive une unité de style magnifiée par un savoir-faire technique à la chambre qui lui confère une totale liberté de création. A contre-courant des modes, il affectionne le petit format argentique noir et blanc aux gris veloutés, à la dimension intemporelle, que l’on ne savoure qu’en s’approchant de près. Des contacts qui évoquent, chez Bogdan Konopka, « un couple faisant l’amour parce qu’il n’y a pas d’air entre le négatif et le papier ».
Sa passion, à propos de laquelle il a beaucoup réfléchi et écrit, c’est la révélation de la lumière. Et pour ce faire, il lui faut apprivoiser la pénombre, parvenir à la traduire sur un tirage. L’obscurité, qui efface les contrastes, qui oblige à la plus grande subtilité entre ce qui est encore discernable et ce qui est en train de s’évanouir, n’est-elle pas la compagne inséparable de la lumière ?
Dans sa recherche d’unité entre espace physique et mental, l’eau, d’un torrent de montagne au grand Danube bleu, est aussi, pour lui, motif d’inspiration. Un moyen, peut-être, de « mettre en évidence l’illusion de la perception visuelle ordinaire, d’imaginer d’autres visions ». L’eau est si exubérante, si vivante qu’il s’adresse à elle maintes fois, restituant d’abord à une rivière des prises de vue qu’elle lui a permises. Puis, muni d’un appareil grand format au bord d’une rivière suisse, en y tirant par contact, ce qui produit des images intemporelles.
Il sait qu’il faut du courage et de l’honnêteté pour regarder la vérité en face en plongeant dans les recoins les plus sombres de son âme. Il dit : « Voir plus que ce qui est donné à voir, rentrer dans une sorte de transe où le regard perce l’épiderme des choses, se fait dans la durée, sans flash, et fait souffrir ».
Il sait qu’il existe « des façons de photographier qui permettent d’aller au- delà du coup d’œil et de la chasse à la foudre. Il suffit par exemple de visser l’appareil sur un pied, de regarder attentivement, d’attendre, de ne pas en démordre. Si dans ce que nous regardons, il y a quelque chose à quoi nous nous identifions, qui nous touche ou nous émeut, nous pouvons alors avoir la certitude que nous avons une chance de prendre une photo intéressante » dit-il.
Pendant que joue le Tarkovsky Quartet
Bogdan est partout. Dans le néant et le silence de l’après-Shoah, il se perd sur les chemins effacés de son pays, à la recherche de cimetières oubliés, de tombes juives où subsistent, malgré tout, les traces les plus tangibles de la présence des absents.
Un autre jour, il est du côté de Gap, au bord d’une rivière, une autre fois dans les anciennes mines du Nord Pas-de-Calais, du côté de sa diaspora. Il est dans une forêt, aux sources de la Loire, une autre fois en train de monter les escaliers de Notre Dame. Il photographie Paris, son Grand Palais, les rideaux baissés de ses vitrines et devantures, les Grands Moulins, la Halle à farine, le Centre National de la Danse de Pantin, l’Odéon, mais aussi Pingyao, Shanghaï, en Chine, le chantier de l’opéra de Pékin. Dans chaque ville, il capte « le patrimoine de rien », ailleurs des paysages, mais aussi des humains, des automobiles. Il enseigne à l’école photo de Vevey, il écrit pour un journal, il fait un editing, il fabrique un livre.
Chez lui, aujourd’hui, on l’imagine encore éclairé par la lumière rouge de son labo, en train de tirer des photos dont chacune renferme « l’ombre de son auteur et de son temps », en train de faire ses expérimentations, sur son morceau favori des Ténèbres de Couperin, dont la durée correspond à celle du temps exact de développement d’un négatif.
Ses livres de Cioran, de Bachelard, Michaux, Bouvier, Perec, traduits en polonais, l’attendent sur leurs étagères, comme les tirages de ses confrères et consoeurs ami(e)s, sa guitare, des champignons saumurés rapportés des forêts polonaises, de la bonne tomme suisse ramenée par Jacqueline pendant que joue et rejoue sans fin dans l’atelier le Tarkovsky Quartet…
Magali Jauffret
Critique d'art