Sébastien Camboulive
Sébastien Camboulive aime jouer avec les ambiguïtés. Rien n’est plus lassant pour lui qu’un travail photographique qui se donne immédiatement. Ses images produites nous donnent toujours un sentiment paradoxal que l’on soit face à ses anciens travaux comme Spirale ou La Limite Pluie Neige ou face à ces nouvelles séries Ceux du Plateau ou Rondes. Il y poursuit toujours son exploration sur les territoires de la représentation. Mais c’est aujourd’hui autour du portrait qu’il concentre ses recherches. À travers une déconstruction des procédures photographiques, Sébastien Camboulive contraint le lecteur à s’interroger sur sa relation ambiguë au réel.
On pourrait sans doute avancer que toute la problématique de Sébastien Camboulive dans cette exposition consiste à examiner l'actualité d'un genre très particulier dans l'histoire occidentale : le portrait. On sait combien la tradition figurative notamment depuis la Renaissance oscille entre deux modèles presque antinomiques : l'interrogation métaphysique (faire apparaître un être singulier) et l'enquête sociologique (comment un individu s'identifie à un rôle social déterminé). Or, cette tradition qui avait trouvé ses lettres de noblesse dans la peinture, Sébastien Camboulive la confronte à une autre veine de l'art, veine évidemment plus récente : le projet moderniste et sa volonté d'explorer les territoires nouveaux de la représentation, notamment à travers une déconstruction des procédures photographiques.
Ceux du plateau (2010) et La ronde (2012) se présentent sous la forme de séries, les variations entre chaque image étant aussi importantes que ce qu'elles présentent individuellement. La première, réalisée en 2010 lors d'une résidence sur le plateau de Vernoux-en-Vivarais, semble la plus objectivement attachée au portrait. Sur un fond noir, un visage s'avance. Légèrement flou, il n'offre aucune singularité particulière. Même son sexe, son âge ou sa raison sociale demeurent sans attache fixe, laissant le spectateur dans le doute, le contraignant même à scruter pour discerner les éléments d'une distinction figurative. Rien ne transparaît. Le portrait se révèle générique, résultat temporaire mais fixé sur le support photographique d'une compilation presque infinie d'êtres qui nous demeurent à jamais mystérieux. Le protocole ayant conduit à cet ensemble d'images se révèle d'une redoutable simplicité. Durant plusieurs semaines, furent photographiées cent quarante deux personnes. Lors des prises de vue, Sébastien Camboulive s'est appliqué à saisir chaque visage, chaque buste selon le même angle, les mêmes lumières. La neutralité de l'expression était de rigueur. Ces cent quarante deux portraits furent ensuite numérisés, compilés, juxtaposés. Chaque œuvre de Ceux du plateau est donc l'addition de tous ces portraits, la transcription plastique d'un empilement d'images. Cependant, en étudiant attentivement ces œuvres, des différences se font jour. Ces écarts infimes attestent de l'ordre (arbitraire) qui a conduit à les construire sur l'ordinateur. De l'aveu même de l'artiste, les vingt ou trente derniers portraits donnent la spécificité visuelle à l'ensemble. Le visage déposé finalement, celui qui conclut le travail de déposition, oriente par ses traits l'ensemble, donnant un caractère plutôt vieux, plutôt jeune, féminin ou masculin. Cette mise en abîme – donner une représentation de l'être à partir de cent quarante deux visages différents –nécessitait effectivement un protocole rigoureux : les yeux, les oreilles, le menton, les saillies de chaque physionomie devant avoir strictement la même échelle, les mêmes dimensions afin de pouvoir se superposer grâce aux outils informatiques.
Cette réflexion sur les modes contemporains du portrait photographique doit évidemment être vue et comprise comme une réponse distanciée et critique envers les procédures de manipulation de l'image tels les effets de morphing ou les trucages infinis de Photoshop. On pourrait aussi y voir un hommage discret à certaines pratiques photographiques qui avaient par le passé, tenté de cerner les limites du médium photographique. On pense notamment à cette veine qui cherchait dans les années 1950 à réinventer un rapport au monde à partir d'un jeu sophistiqué, jouant aussi bien sur les conditions de la prise de vue que sur les possibilités offertes dans la chambre noire pour le tirage d'images souvent abstraites. Ce fut notamment le cas dans les années 1940 ou 1950 d'Harry Callahan qui par la juxtaposition de négatifs tentait de donner une réponse formelle (et géométrique) à la complexité visuelle de son univers. On pourrait citer également Clarence John Laughlin ou même Ralph E. Meatyard. Mais la pratique de Sébastien Camboulive ne participe pas du même mouvement. On ne retrouve pas cet enchantement du monde propre à ces photographes.
Constatant que le transfert de réalité de la chose sur sa reproduction n'est plus possible dans une époque obsédée par sa relation problématique avec le réel, Sébastien Camboulive livre des œuvres qui jouent ouvertement avec la sensation que toute image est désormais sujette au doute. Ces êtres génériques qu'il construit et présente gardent une vraie pertinence dans notre univers. D'une certaine manière, ils indiquent combien l'idée même de communauté peut s'incarner pleinement dans une représentation qui à la fois prend en compte chaque individualité et en même temps les égalise (sans les nier) au sein de la représentation. Autant avouer qu'il y a chez cet artiste l'idée que le projet moderniste n'est sans doute pas mort. En expérimentant à partir des contraintes du même médium photographique, il déjoue les impasses de la représentation contemporaine.
Avec une logique redoutable, La ronde s'offre comme le contrepoint parfait de Ceux du plateau. Réalisée lors d'une résidence à Lodève, Sébastien Camboulive s'est livré à l'exercice classique du portrait, tournant autour de chaque personnage afin d'en saisir la physionomie, jouant sans doute sur l'effet héroïque du photographe cherchant à cerner l'identité de chaque être se présentant devant lui. Mais là encore, le protocole est inversé, nié, anéanti par le résultat final. Chaque photographie qu'il réalise offre un cadre, un rectangle abstrait où s'inscrit la figure. Dans un geste de renoncement aux lieux communs liés à un genre, il oblitère le visage, le gomme par traitement informatique pour ne garder que ce fameux cadre blanc. Chaque œuvre devient alors la somme des cadrages d'un personnage, son portrait abstrait en quelque sorte, son portrait en négatif. Ce que l'on voit n'est donc pas vérifiable, réductible à l'objet portrait ou même à tout schéma de connaissance. Ici, nulles affirmations péremptoires sur les possibilités du médium mais bien une ouverture qui renvoie tout autant à la longue histoire de l'abstraction qu'à l'idée de subjectivité en photographie. La déconstruction des procédures photographiques chez Sébastien Camboulive doit être lue comme la garantie d'une lucidité critique qui refuse cette typologie du banal si fréquente de nos jours dans la photographie contemporaine.
Damien Sausset, Mars 2013